Ayoye, docteur !
Il faisait drôlement beau à Québec mardi soir. Mais les entrepreneurs et les professionnels de la capitale n’avaient pas le cœur à rire, je vous le garantis.
Au lieu de profiter d’une des dernières vraies journées d’été, plus de 700 d’entre eux ont mis le cap sur la salle Albert-Rousseau afin d’assister à une conférence du cabinet comptable Mallette faisant le point sur la réforme fiscale controversée d’Ottawa.
Les fiscalistes ne sont pas tout à fait des rock stars. Mais ils ont réussi à captiver les gens de l’assistance, qui sont restés collés sur leur chaise durant une heure et demie, sans entracte, à entendre parler de notions aussi exaltantes que le fractionnement des revenus, l’exonération fiscale et les placements passifs. Ça prenait des notes, ça enregistrait le « show ». Voilà bien la preuve que la réforme préoccupe la communauté des affaires au plus haut point.
« Je n’ai pas vu ça souvent. Les entrepreneurs que je côtoie sont enragés noir, pas juste un peu fâchés ! »
— Éric Chaput, fiscaliste associé chez Mallette
Il faut dire que la réforme risque de coûter très cher aux dirigeants de PME, mais aussi aux professionnels (médecins, avocats, alouette), qui sont trois fois plus nombreux qu’il y a 15 ans à se constituer en société. Depuis 2000, Ottawa a d’ailleurs vu une part importante des revenus des particuliers glisser dans l’assiette fiscale (beaucoup moins gloutonne) des sociétés.
Par un louable souci d’équité envers les salariés, le fédéral veut maintenant resserrer plusieurs règles qui permettent aux personnes « incorporées » (qui se sont constituées en société) d’économiser de l’impôt.
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Notamment, Ottawa veut restreindre la possibilité pour un dirigeant d’entreprise de fractionner ses revenus avec les membres de sa famille.
Cette mesure peut faire économiser près de 39 000 $ d’impôts à Michel, le chef d’une petite société québécoise qui a des revenus nets de 300 000 $ par année, a calculé Luc Godbout, titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke.
Dans cet exemple fictif optimal, Michel pourrait fractionner ses revenus avec sa femme qui reste à la maison ainsi qu’avec ses deux enfants majeurs qui n’ont aucun revenu. Il lui resterait ainsi 204 000 $ en poche, tandis que son voisin Richard, un haut salarié dans la même situation familiale que lui, n’aurait que 165 000 $*. Fameuse différence.
Vous comprenez pourquoi les personnes « incorporées » ne veulent pas perdre cet avantage.
Dans la même veine, Ottawa veut aussi endiguer la multiplication de l’exonération fiscale qui permet à un chef d’entreprise de mettre à l’abri de l’impôt un gain de 836 000 $. Au fil des ans, le conjoint, puis les enfants ont pu obtenir aussi cette exonération. Et hop ! le montant de 836 000 $ est passé à 3,3 millions pour une famille de quatre. On peut aller encore plus loin en recourant à des fiducies. Mais ce n’était pas l’objectif de départ. Il faut stopper la dérive.
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Malgré la grogne, les chances sont minces qu’Ottawa recule sur le fractionnement des revenus.
Je vous rappelle que les libéraux viennent de priver les familles « ordinaires » du fractionnement qui avait été accordé par les conservateurs en 2015.
Cette mesure avait fait l’objet de vertes critiques, de la gauche comme de la droite. Rétrograde parce qu’elle favorise le modèle traditionnel des femmes qui restent à la maison. Régressive parce qu’elle aide surtout les familles mieux nanties.
Les libéraux ont tôt fait de l’éliminer, dès leur arrivée au pouvoir. Et c’est tant mieux.
Maintenant, pourquoi permettraient-ils aux patrons d’utiliser une stratégie fiscale à laquelle les salariés n’ont plus accès ?
Les entrepreneurs rétorquent qu’il faut bien compenser leur travail acharné et les risques qu’ils prennent.
Mais on ne peut pas dire qu’Ottawa n’a rien fait pour les entreprises dernièrement. Depuis 2000, le taux fédéral d’imposition des sociétés a fondu de 29 à 15 %. Et désormais, le gain en capital est seulement imposable à moitié, alors qu’il l’était à 75 %.
Sans ces allégements qui ont donné beaucoup d’imagination aux fiscalistes, Ottawa ne serait peut-être pas forcé aujourd’hui de restaurer l’équité avec une réforme hautement complexe qui fait grincer des dents.
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L’un des éléments les plus critiqués de la réforme touche le portefeuille de placement personnel des entrepreneurs que ceux-ci peuvent laisser à l’intérieur de leur société.
Comme la société est moins imposée, cela fait en sorte que, pour les mêmes revenus de 100 000 $, l’entrepreneur aura 85 000 $ à investir, par rapport à seulement 50 000 $ pour le haut salarié. Même si l’entrepreneur doit encore payer de l’impôt lorsqu’il retire l’argent de sa société, Ottawa calcule qu’il aura accumulé deux fois plus d’intérêts sur 30 ans, avec un rendement de 3 %.
Ce n’est pas normal puisque le régime fiscal vise à ce que les deux contribuables aient le même traitement sur leurs épargnes personnelles. Toutefois, certains fiscalistes se plaignent que les mesures proposées par Ottawa pour restaurer l’équité vont porter le taux d’imposition des entrepreneurs jusqu’à 72 %. Le débat fait rage…
D’autres fiscalistes s’insurgent de l’entrée en vigueur « rétroactive » d’une autre mesure visant à empêcher les dirigeants de société à transformer leurs revenus en gain en capital.
En fait, l’entrée en vigueur a été fixée au 18 juillet, date de l’annonce de la réforme par Ottawa, mais elle sera applicable seulement lorsque la loi sera adoptée. Or, les règles ne sont pas encore claires, puisqu’il ne s’agit encore que d’une ébauche. Alors, les fiscalistes ne savent pas sur quel pied danser. Et les transactions restent en suspens de crainte de se faire taper sur les doigts « rétroactivement ».
Une telle incertitude fiscale est néfaste pour le milieu des affaires.
* En considérant que Richard a dû faire des cotisations au Régime de rentes du Québec et au Régime québécois d’assurance parentale d’environ 6000 $.
SOURCE DE L’ARTICLE
http://plus.lapresse.ca/screens/c43aa6d5-83b5-4849-b936-d3877270862a%7C_0.html